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Arianette l’abeille au pays des frelons carnivores · Extraits

Fiction jeunesse pour les 8-12 ans · 17 422 caractères Écrit par Charlotte Tschumy & illustré par Marion Houlière

Chapitre 11 - Le goulet 

La vieille abeille se récrie. Hors de question de conduire Arianette à l’entrée du goulet qui traverse la montagne ! Les éclaireuses qui s’y sont aventurées, douze en tout, ne sont jamais revenues. L’Ancienne ne veut pas être responsable d’un meurtre de plus… Mais, devant l’obstination d’Arianette, face à son désespoir et surtout aux larmes qu’elle voit monter dans ses yeux, elle finit par céder. « Qui est-elle après tout pour décider du destin d’une autre ? » philosophe-t-elle.
— Voilà l’entrée, dit-elle en désignant un petit orifice situé dans un renfoncement de la roche. Le goulet traverse toute la montagne pour déboucher sur l’autre versant, au Pays du Chèvrefeuille.
— Brrr ! C’est encore pire que tout ce que j’avais imaginé ! songe Arianette.
— Bon ! Tu as vu ? C’est une vraie folie de s’engager là-dedans. Et si tu prenais par le sommet de la montagne, tu te ferais aussitôt repérer par les frelons qui quadrillent la voie aérienne. Je t’avais prévenue ! Rentrons maintenant.
Elle a raison, songe Arianette. C’est drôlement risqué. Mais, que va devenir Fougère si je fais demi-tour ? Si je rentre penaude à la ruche sans le pollen pour la soigner ? Et puis, ce serait stupide de renoncer maintenant, après tout le chemin que j’ai parcouru ! Alors, sans prendre le temps de réfléchir plus longtemps de peur de renoncer, elle fait de rapides adieux à son guide et s’engouffre précipitamment dans le passage.
L’intérieur est si sombre qu’Arianette n’y voit d’abord rien du tout et doit s’aider de ses pattes et de ses antennes pour avancer. Au bout de quelques instants cependant, ses yeux s’habituent à l’obscurité.

Chère petite humaine,
Cher petit humain,
Sais-tu pourquoi les abeilles ne volent pas la nuit ? Parce que, comme nous les humains, elles ne voient pas dans l’obscurité. Pendant la journée, elles utilisent le soleil pour se repérer, un peu comme les marins qui font le point avec un instrument appelé sextant. En plus de leurs deux yeux à facettes, qui leur permettent de distinguer les formes et les couleurs, elles en possèdent trois autres, plus petits, sur le dessus de la tête, qu’on appelle « ocelles ». Les abeilles utilisent les ocelles pour stabiliser leur vol.

Les parois du boyau suintent l’humidité. Ploc ! Ploc ! Ploc ! font les gouttes d’eau qui tombent de la voûte en aplatissant Arianette de leur poids. Aussi, finit-elle par se résoudre à raser les murs en s’éraflant les ailes, ce qui est loin d’être agréable. Mais bien plus insupportable est l’odeur qui règne dans le goulet. Une odeur nauséabonde de cadavres fermentés, si pestilentielle qu’Arianette suffoque.
Tout son corps est douloureux. Chaque centimètre gagné à travers la montagne lui coûte un effort considérable. Soudain, l’une de ses pattes refuse d’avancer. À quoi a-t-elle bien pu s’achopper ? Elle se retourne, se baisse et, antennes au ras du sol, se met à chercher à tâtons. Quelle poisse ! Elle s’est empêtrée dans une matière collante. Un truc qui s’étire quand elle tire dessus comme un chewing-gum… Par tous les œufs de la reine ! Le fil d’alerte d’une araignée !
Se rappelant subitement ses cours de Défense contre les prédateurs, Arianette comprend qu’elle vient de poser la patte dans le piège que toute tisseuse dispose en amont de sa toile pour être avertie de l’arrivée d’une proie.
Elle se redresse et blêmit en songeant à l’araignée qui l’attend, tapie dans l’ombre, immobile sur sa toile, un peu plus loin dans le boyau. Brrr ! Et qui, si elle ne la voit pas arriver, ne tardera pas à venir inspecter son piège ! À cette pensée, Arianette se met à mordre fébrilement dans le fil pour le sectionner à l’aide de ses mandibules. Elle s’inquiète cependant. À supposer qu’elle y arrive, que passera-t-il ensuite ? Si elle fait demi-tour, l’araignée la rattrapera en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf – l’agilité de ses pattes se trouvant décuplée sur un terrain comme le goulet. Et vers l’avant, c’est la toile qui l’attend… De découragement, le fil lui échappe des mandibules. À quoi bon continuer ? Quoi qu’elle fasse, elle est piégée !

Un sifflement se fait entendre. L’araignée arrive ! Au secours ! Plus que quelques secondes, une minute tout au plus, avant qu’elle ne la morde et ne l’emmaillote dans ses fils, comme une chrysalide. Ensuite, elle l’avalera toute crue ou pire : elle la laissera mariner quelques jours avant de la manger, quelle horreur ! Finir sa vie ici, d’une manière aussi atroce, dans l’un des plus sinistres endroits du monde, sans revoir Fougère ! Plus jamais, hélas, elle ne sentira la douceur du soleil couchant sur ses poils en compagnie de son amie ! Plus jamais elle ne partagera de pollen avec elle… Sales bestioles ! Elle les déteste à présent, ces estomacs sur pattes qui passent leur vie à saliver les mailles de leurs filets pour manger…
Les mailles de leur filet… À cette évocation, le cœur d’Arianette bondit dans son thorax. Elle revoit la toile d’araignée sous la lune en compagnie de Fougère… Les mailles. Oui ! Elles étaient nettement plus larges sur les bords qu’au milieu.
Une abeille serait-elle capable de passer à travers l’une d’elles ? Non, estime-t-elle aussitôt. Autant vouloir faire passer un scarabée à travers le trou d’une aiguille ! Oui… Mais Arianette, elle, était nettement plus petite que la plupart de ses congénères et avait une chance de passer si elle rasait la paroi…
Soudain, quelque chose vient la frôler aux antennes. À son contact, Arianette se hérisse et bondit si haut qu’elle manque s’assommer contre la voûte. Sous le choc, ses ailes se mettent à vibrer. Alors, risquant le tout pour le tout, elle se jette en avant dans le noir, aussi vite qu’elle en est capable, en prenant soin de serrer la paroi, même si elle doit s’y écorcher les ailes.
— Pourvu que ça marche ! implore-t-elle. Pourvu que je passe !
Arianette se fait aussi petite que possible. À tout moment, elle s’attend à être stopée. Mais rien ne se passe. Aurais-t-elle franchit la toile ? Soudain, catastrophe ! son aile gauche se met à tirer. Elle revient en arrière ! Avec de grands mouvements de la tête, Arianette tente alors d’attraper le fil qui la retient prisonnière. Si elle parvenait à le prendre dans sa mandibule, elle pourrait peut-être le sectionner !
Les sifflements se sont encore rapprochés. Arianette sent avec dégoût ses poils se soulever sous l’haleine fétide de l’araignée. C’est trop bête ! Elle doit gagner du temps par n’importe quel moyen ! Alors, sans réfléchir, Arianette se met à crier ce qui lui passe par la tête :

Un fil de soie élastique et fini le moustique
La belle mouche que voilà jamais ne passera

— Le tricot c’est rigolo. Le crochet c’est OK, reprend machinalement l’araignée sur le même air en ponctuant ses strophes d’horribles bruits de déglutition.
Alors tout à coup, dans un dernier claquement de mandibule, Arianette se retrouve propulsée en avant, au moment où elle s’y attend le moins. Hourra, le fil a cédé ! Elle heurte le sol, rebondit, fonce ventre à terre, racle les parois et poursuit ainsi sur sa lancée jusqu’au moment où elle aperçoit un halo de lumière. La fin du tunnel, enfin ! Elle est libre ! Elle a franchi le goulet de la montagne !

Chapitre 12 - L'autre versant de la montagne 

Une vague de parfum vient cueillir Arianette à la sortie du goulet. Un parfum d’une fraîcheur délicieuse, avec quelques notes sucrées en note de fond qu’elle reconnaît aussitôt. Le chèvrefeuille !
Arianette songe à Fougère et son cœur déborde de joie.
Elle a débouché dans la partie inférieure d’une luxuriante végétation. Le soleil perce à travers les feuillages. Au-dessus de sa tête, elle aperçoit des calices en forme de petites trompettes : jaunes, roses et blancs. Déjà elle s’envole pour aller les rejoindre, quand elle est retenue vers l’arrière. Bon sang ! Encore un de ces satanés fils de soie, découvre-t-elle en se retournant. Le fil colle tant et si bien à son aile qu’elle doit l’enrober de salive pour s’en débarrasser. Elle songe d’abord à le jeter au loin, puis l’idée lui vient d’en faire un petit sac, une sorte de filet à pollen. Vite, elle se met au travail. Son ouvrage terminé, elle le contemple d’un œil satisfait et, baluchon en bandoulière, repart vers les hauteurs de la végétation.
— Viens… Viens… Viens… semblent murmurer les fleurs.
Arianette fait vrombir ses ailes de plus belle quand soudain, se rappelant les avertissements de la vieille abeille, elle se ravise. Les frelons ! se souvient-elle soudain inquiète. Les frelons !
— Approche ! susurrent les belles grappes de fleurs colorées.
— Ouh, ouh ! appellent les petites trompettes blanches.
— On est là ! claironnent les jaunes.
— Par ici ! fredonnent les rouges en projetant leurs étamines dans le bleu du ciel.
Les fleurs sont si belles et elles sentent si bon !
— Les frelons… gémit Arianette dans un dernier sursaut de volonté.
Jaune, rose, blanc. Les fleurs se mettent à danser dans sa petite tête d’abeille, ses antennes à grésiller sous la décharge envoûtante de leurs signaux olfactifs.
— Les frelons on s’en fiche ! crient soudain toutes les fleurs en chœur. Mets le pilotage automatique et viens nous butiner !
Alors, incapable de résister plus longtemps, Arianette s’envole toute vibrante d’excitation et, avant même de comprendre ce qui lui arrive, se retrouve renversée dans un calice, la trompe plongée dans une étamine, le nez et les antennes enfouis dans le pollen. C’est si bon qu’Arianette en oublie complètement l’existence des frelons.
Ce n’est qu’une fois rassasiée, qu’elle avise les myriades d’abeilles qui volettent autour d’elle, parmi les fleurs. Quelle chance ! Elle n’est pas seule ! Et puis, s’il y a autant de butineuses dans les parages, le pays ne doit pas être aussi dangereux qu’on le dit. Alors, rassurée, elle se replonge avec délice dans le calice.

Chapitre 13 - Le monstre 

Arianette éprouve soudain un léger malaise.
— Tiens ! Pourquoi le bourdonnement des abeilles s’est-il brusquement arrêté ? se demande-t-elle en interrompant son butinage. Toutes les abeilles qui l’entouraient il y a un instant encore ont disparu et, parmi le feuillage inférieur, il n’y a plus aucun insecte non plus… Qu’est-ce que cela signifie ?
Inquiète, elle se dresse sur ses pattes pour humer le vent et inspecter les alentours. Pendant un court instant, elle croit voir la cime du chèvrefeuille osciller au loin. Mais plus rien ne bouge à présent. Elle a dû rêver. Au bout d’un long moment à surveiller ainsi les environs, elle se tranquillise. Les abeilles se seront certainement déplacées vers un autre endroit, comme elles le font lorsqu’elles ont sucé tout le nectar d’une zone de butinage…
Soudain, elle sursaute. Plus aucun doute, cette fois : en contrebas, les tiges craquent, ploient et s’écartent au passage d’une chose enfouie dans les profondeurs du chèvrefeuille. Une chose qui trace son chemin lentement. S’arrête. Repart. Piétine. Hésite sur la direction à prendre… Une chose qui subitement se met à foncer tout droit… dans sa direction !
CRAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAK !
Sous les yeux horrifiés d’Arianette, une créature émerge alors du chèvrefeuille. Une patte d’abord. Une longue patte noire, toute velue et crochue. Puis une tête avec d’immenses yeux, noirs, incrustés de chaque côté. Vers le bas, une paire de mandibules grimace un sourire cruel tandis que, prise entre les crochets de cette monstrueuse tenaille, une malheureuse scolopendre se débat. Quelle horreur !
Slup ! Slup ! Slup !
Après avoir consciencieusement suçoté chacune des pattes de sa proie, le monstre l’aspire d’une seule traite, comme un spaghetti qu’on enfile par la bouche. Le tout est ponctué d’un répugnant bruit de succion.
SLRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP !
— Un frelon ! gémit Arianette
[…] fin de l’extrait

Pour voir le travail de Marion https://www.marionhkeramik.de/

© Charlotte Tschumy pour le texte
© Marion Houlière pour les illustrations